Josette Aurignac Bénéteau
Psychologue et psychanalyste
Groupe de lecture
6 mai 2024
A la différence de l’animal, l’homme a laissé des traces picturales de l’âge des cavernes à nos jours en représentant la réalité et en la métamorphosant. Certaines peintures contemporaines nous donnent à voir des tableaux qui peuvent surprendre : des corps et des visages enlaidis, défigurés (voir notes), des objets ordinaires de notre civilisation comme chefs d’œuvre…Il sera question de la rencontre de l’œuvre d’art avec la psychanalyse et la culture avec en particulier les peintres : Francis Bacon, Lucian Freud, Orlan…
Cette rencontre donne l’opportunité d’interroger nos théories psychanalytiques : le fonctionnement psychique (pulsion d’agressivité, désir, pulsion scopique, l’image, l’imaginaire…) et le rapport à la culture.
Le contexte socio culturel influence la création artistique, cela compte, y compris dans les propos que je vais tenir…
Je ne voudrais pas abuser de l’interprétation de l’œuvre d’art à partir de la psychanalyse. Le seul avantage qu’un psychanalyste ait le droit de prendre de sa position, lui fût- elle reconnue comme telle, c’est de se rappeler avec Freud qu’en sa matière, l’artiste toujours le précède et qu’il n’a donc pas à faire le psychologue là où l’artiste lui fraie la voie. J Lacan
Je suppose qu’il participe à rendre lisible l’état d’une société, le climat culturel, l’élan vers l’avenir ou son repli, les crises et la violence, les effets d’une guerre… Et si possible nous en prémunir !
« Tout ce qui travaille au développement de la culture travaille aussi contre la guerre. »
Ainsi se termine la lettre de Freud en réponse à celle d’Einstein en 1939 : « Pourquoi la guerre ? »
Toutefois, sommes-nous au sommet de notre ambition culturelle en particulier au plan artistique ? L’œuvre d’art, pour Hannah Arendt, c’est ce qui du travail de l’homme devrait ne pas être utile ni consommé. Il y a un problème si le produit de l’œuvre est consommé, estime-t-elle dans « la condition de l’homme moderne », livre qu’elle écrit après la seconde guerre mondiale.
Or, c’est une lapalissade de dire que nous sommes dans une société de consommation d’objets, y compris des objets d’art.
Utiles ou pas, les objets fabriqués par l’homme seront achetés. La publicité et les réseaux sociaux ont des moyens qui échappent souvent à notre vigilance. Plus que jamais il nous faudrait apprendre à aiguiser notre esprit critique !
Le registre pulsionnel de satisfaction de nos envies immédiates est largement sollicité et exploité.
Posons que le désir sans objet est ce qui anime le créateur, l’écrivain, le peintre, le sculpteur, le psychologue, le psychanalyste … si l’on considère que la création artistique n’est pas seulement le résultat d’une sublimation pulsionnelle et qu’il met en jeu le désir.
Freud s’intéressait à l’art classique, collectionnait l’art grec, il était soucieux d’élargir le champ d’application de la psychanalyse, d’interpréter l’œuvre (Léonard de Vinci), de mettre l’œuvre en relation avec l’artiste, ses fantasmes.
Les productions d’objets consommables, utiles, échangeables sont des produits du travail à caractère éphémère tandis que les œuvres d’art sont des produits atemporels. « L’œuvre d’art doit être soigneusement écartée du contexte des objets ordinaires » Hannah Arendt 1
L’œuvre d’art s’approcherait de l’immortalité, un peu de cette qualité divine pour Platon « et c’est précisément la présence de cette qualité éclatante dans la forme de l’objet qui en fait la beauté ou la laideur » Hannah Arendt 2
Et ne serait-il pas préférable que les artistes soient débarrassés de préoccupations alimentaires pour leur survie ?
C’est ce qui aurait dû se passer avec l’ouverture de nombreux musées d’art contemporain sous le chapiteau de l’Etat qui octroie des subventions depuis 1966. En fait, selon Catherine Millet,3 les implications idéologiques ne sont pas absentes dans le choix des artistes sélectionnés avec un mélange de genre entre l’art et les arts appliqués ; ce qui contraint les artistes à s’adapter à la commande socio politique qui détient le pouvoir de vous reconnaitre artiste, admissible dans des musées subventionnés d’Etat. Ainsi, pour être créateur reconnu, il faut à la fois s’adapter et ne pas trop s’adapter aux contraintes sociales, culturelles, politiques de notre civilisation moderne. De ce fait, pour Catherine Millet 4 : On assiste à une banalisation de l’œuvre en tant que produite dans une société capitaliste. P 54. Quant à l’évaluation du prix d’un tableau, il est le même que celui de n’importe quel objet de consommation, dit-elle p 34.
La distinction d’Hannah Arent de ne pas confondre l’œuvre d’art, le travail et l’action, ces trois activités humaines, était pertinente mais n’a pas servi de boussole à « l’homme moderne ».
Cela fait un certain temps que Ksenia Milicevic, peintre de renommée internationale et qui m’est proche, me demande ce que je pense d’un phénomène qu’elle observe en peinture, à savoir des peintures qui présentent des visages et corps défigurés. Je fais la différence entre un visage défiguré et un visage déstructuré comme le sont les représentations de certains visages de Picasso. La structure y est présente !
J’ai pensé que je n’avais pas de réponse à sa question. Toutefois, j’avais bien quelques hypothèses en tête : l’agressivité, l’auto destruction, la pulsion de mort… ?
J’ai pensé à Camille Claudel qui, au bord de la folie, détruit ses sculptures, la plupart ! Mieux vaut casser que se casser ! Quelques-unes ont réchappé au massacre ! Je suppose que dans son désarroi de ne pouvoir être reconnue et dans les ravages de son isolement social et familial, le mouvement qui l’a emportée, c’est le versant de son agressivité destructrice qui la peut être préservée de son auto destruction.
Alors à propos de ces visages défigurés, nous savons combien le visage est important pour le petit d’humain qui accroche son regard à cette forme, la première qu’il perçoit. On suspecte un risque autistique quand un enfant détourne son regard du visage de sa mère, comme s’il refusait de l’apercevoir. Je ne discute pas de l’intention du nourrisson car on ne sait pas qu’elles sont les raisons de ce comportement qui provoquent nos interprétations.
Je ne veux tomber dans des explications faciles en recherchant des causalités mais je ne peux complétement me détourner de cette tendance à chercher des causes.
L’artiste ne peut-il exprimer allégoriquement que quelque chose ne va pas dans son monde interne ou /et externe, que certaines expériences de vie ont été traumatiques ? Certains, plus ou moins résistants ou structurés, matures au niveau psychique ont trouvé la force de résister aux chocs quand d’autres ne l’ont pu.
Camille Claudel refusait de sculpter en hôpital psychiatrique où elle devait passer trente ans de sa vie. Elle fut incitée à le faire ! On ne peut créer sur commande, certes on peut créer dans une prison, mais pas sans le consentement du sujet ; on peut sans doute créer pour gagner sa croûte … Au vu du nombre de créateurs morts en criant famine, on peut soutenir que ça n’a pas marché !
Freud dans son article « Pourquoi la guerre » exprime son étonnement d’avoir négligé la pulsion d’agressivité dans ses hypothèses. Face à la violence de la pulsion destructrice qui s’est emparée des hommes de son époque pendant la dernière guerre, il se pose des questions. Je me les pose aujourd’hui. Nous sommes en guerre en Europe en 2024 et ailleurs depuis…
Freud en 1939, quand il répond à Einstein dans une lettre : « Pourquoi la guerre ? », entrevoit le versant de la pulsion d’agressivité destructrice ; il ne conçoit pas le versant constructeur de l’agressivité. Sa pulsion originaire, c’est la pulsion sexuelle, Eros et une force antagoniste, la pulsion destructrice, thanatos. Il faut de l’agressivité pour s’accrocher à la vie, pour survivre et mieux que cela ? vivre ! Créer ! Si l’on ne pose pas la pulsion d’agressivité, alors pourquoi ne pas parler de pulsion de mort ?
Pour K Lorenz, la pulsion de mort, c’est la conséquence destructrice de ratés de l’instinct de conservation.
L’agressivité contribue à la conservation de la vie et de l’espèce. Dominique Lestel5 en parle ainsi : « L’agression, une histoire naturelle du mal ». Elle ne pose pas de distinguos catégoriques entre l’homme et l’animal, par rapport à l’agressivité.
Pour K. Lorentz, l’agression n’a rien de pathologique ou de mauvais, elle aide à la survie de l’espèce. Quand l’agression devient nuisible, l’évolution invente des mécanismes ingénieux pour diriger cette agressivité vers des voies inoffensives.
Chez l’homme, à qui manque ce dispositif de sécurité, l’instinct d’agression semble avoir dépassé son utilité depuis que les armes modernes ont multiplié les possibilités de destructions. 6
Faudrait -il penser la théorie des pulsions en y intégrant l’agressivité ?
J’intègre dans mon propos la pulsion d’agressivité et son envers, l’autodestruction.
Marc Thiberge7, a fait une ouverture en proposant d’autres hypothèses relativement à la pulsion, du reste Freud avait parlé des pulsions comme d’une construction mythologique.
Quand on arrive au bout du bout de ce que l’on ne peut montrer, aux frontières du réel, on pose une hypothèse à partir de laquelle on déduit des conséquences et l’on voit si ces conséquences collent avec l’expérience, la clinique.
L’hypothèse d’une pulsion d’agressivité est cohérente avec des positions éthologiques : l’agressivité pour les animaux était concevable mais pour les humains, pas du tout ! l’Eros, l’amour pour nous et l’agressivité pour les animaux. Thanatos posait quelques problèmes conceptuels aux psychanalystes que Freud opposait à la pulsion de vie. Remanier cette mythologie qui n’était pourtant qu’une mythologie et reconnue comme telle par Freud, c’est prendre le risque d’une levée de bouclier de collègues qui prennent les textes fondamentaux comme des dogmes.
Si nous sommes des animaux et nous le sommes, cette agressivité que l’on dit être instinctive pour les animaux est-elle la même que celle que nous appelons en langage freudien « pulsion » en ce qui concerne les dits humains ?
On dit que les humains ne sont pas programmés comme le sont les animaux, mais ils sont bien, bien manipulables ! Il est certain que le fait de pouvoir parler et penser rend libres les hommes, leur donne accès au choix, au libre arbitre. C’est alors que nous pouvons disposer de cette force de vie ou de mort dans la direction que nous choisissons d’adopter.
Pour soutenir mon propos sur l’agressivité et l’auto agressivité, certaines formes d’art contemporain sont exemplaires : trois peintres (ils ne sont pas les seuls) me semblent avoir exprimé et contrebalancé leur rage destructrice par la création artistique : Francis Bacon, Lucian Freud et Orlan.
Francis Bacon né le 28 octobre 1909 à Dublin est mort à Madrid en 1992
En 1945, son tableau : « Trois études de figures au pied d'une crucifixion, provoque le scandale ». « Le tableau, d'une rare violence expressive, choque au lendemain de la Seconde Guerre mondiale où l'on préfère oublier les images d'horreur que celle-ci a engendrées. Des corps ramassés à l'extrême, tordus et écrabouillés, musculeux, disloqués, ravagés, ces distorsions crispées, ces contractures, des poses quasi acrobatiques, sont d'abord signes de fulgurances nerveuses et d'un emportement furieux, presque athlétique, plus somatiques que psychologiques de la mystérieuse animalité d'anthropoïde solitaire et désolée qui est en chaque homme »8. Quant à son autoportrait : il se peint sans s’embellir, sans fioriture narcissique, il se peint en déformant son visage comme il déforme tous les visages qui tombent sous son pinceau. Les portraits sont torturés comme pliés dans la texture de la toile. Quand on connait sa biographie et ses premières expériences, nous ne sommes pas insensibles aux violences qu’il a subies de son père.
Mais ceci, peut-il expliquer l’expression violente de sa peinture ? Il est trop difficile de croire à cette causalité. C’est beaucoup trop simpliste et les contre exemples sont nombreux. On pourrait se pencher sur les circonstances de sa peinture, d’une création après la guerre et l’horreur des camps de concentration. Il aurait préféré peindre le cri, écrit - il plutôt que l’horreur. Il peint en effet de nombreux personnages en train de crier.
Michael Peppiat9 dans la biographie de Bacon écrit ceci : « La vie perçue comme une traque perpétuelle entre le poursuivant et sa proie, l'agresseur et sa victime, restera un thème fondamental de l'art de Bacon. En outre, souffrant d'un asthme chronique, il laissera sa peau, certes à la vie, mais aussi à l'art. Que ce soit le portrait raturé d'Alberto Giacometti, le portrait convulsé chez Francis Bacon ou bien le portrait effacé chez Zoran Music, on retrouve un trait commun : l'image, les visages sont atteints. Qu'est-ce que l'artiste, là le peintre, nous dit de son être affecté par l'Histoire avec un H lorsqu'elle rejoint son histoire singulière ? Ne sont-ils point tous trois dans le souci de peindre « la trace laissée par l'expérience humaine » (Bacon) ? Bien évidemment, il ne s'agit pas de nier les études que chacun d'eux fit ni les influences qui les marquèrent. Pourtant, c'est là mon hypothèse, c'est bien au lendemain de l'Holocauste que ces peintres ressentent la nécessité à rendre « toutes les pulsations d'une personne ».
C'est ce que Lucian Freud10 a pu dire aussi dire des peintures de Francis Bacon, son ami.
Le psychisme humain est complexe et échappe au registre simplifié de la causalité. Le chien bave d’envie quand il entend la cloche qui lui signale que la soupe est prête si on l’a conditionné pensent les behaviouristes. L’animal n’est pas non plus un petit robot qui traite de l’information avant de prendre une décision.
Et l’homme peut refuser la nourriture qu’on lui apporte, il peut décider de faire la grève de la faim ; il peut même ne plus se nourrir sans qu’il en ait pris une décision consciente et se laisser mourir de faim s’il retourne contre lui l’agressivité qui le fonde. Pourquoi certains s’en prennent-ils à leur visage quand ils vont mal ? Van Gogh se coupe une oreille dans un moment délirant. Il arrive que des enfants qui vont mal se tapent la tête contre les murs. Le visage est la partie du corps qui contient les organes perceptifs les plus sensibles et les plus informatifs : l’ouïe, l’odorat, la vue, le goût et, derrière ces organes, tout près, la boite crânienne contenant le système cérébral qui traite les informations transmises par les organes des sens.
Que restera-t-il de ces peintures représentant des corps et des visages défigurés, mutilés, enlaidis ? Que restera-t-il de notre civilisation ? Le miroir dans lequel nous nous regardons est flouté, l’eau dans laquelle Narcisse se regarde est devenue trouble, l’eau de nos rivières a perdu de sa clarté, de sa netteté…Il n’est pas aisé de faire abstraction de la laideur ambiante : les entrées dans nos métropoles, les usines et leur tuyaux fumants, les bâtiments informes d’entrepôts…Les habitations au bord des rocades…
Voilà ce que je vois, voilà le monde tel que je le vois. Et ou bien, je peins la réalité ou bien je ne peins plus. Comme l’anorexique refuse de manger, le peintre peut refuser de peindre plutôt que de peindre la laideur qu’il aperçoit avec son acuité visuelle très affinée.
Lucian Freud, il est né en1922 à Berlin et mort en 2011 à Londres. Petit-fils de Freud, il s’applique à peindre au plus près de la réalité jusqu’à la limite de l’intimité. C’est curieux ce mouvement, ce retour au réel. Les peintures qu'il a produites sont des représentations de ses proches. De ses amis à ses enfants, ses femmes, son assistant... Même si Lucian Freud refuse catégoriquement de laisser entrevoir ses sentiments dans ses tableaux, on ne peut complètement rester neutre face à la précision et à la vérité des personnes représentées. Tout est montré, les muscles tendus par la pose, les amas de graisse et bourrelets, l'ossature.
La justesse dans la représentation fait ressortir l'observation précise de ce qu’il peint, l'attention primordiale qu'il met pour représenter ses proches et la fidélité du détail.
« Pour moi, le tableau est la personne. Je veux qu’il fonctionne comme la chair. » Lucian Freud*11
Comme Francis Bacon il a connu la guerre et le déni des camps de concentration, ses grandes tantes, les sœurs de son grand père ont été exterminées…C’est une interprétation ! C’est pour nous rendre sensible le contexte et les séquelles de la guerre.
Ça n’empêche pas de créer mais ça laisse des traces. Lucian Freud est considéré comme un des meilleurs peintres figuratifs du 21 siècle.
Le tableau de la reine Elizabeth à l’occasion du jubilé d’or fait scandale.
Représenter le visage, c’est faire apparaitre l’identité. Roi ou reine ? décapité et tu n’es plus rien, tu es destitué. Quoi de mieux que l’échafaud !
Emmanuel Levinas nous donne matière à penser quant au parallèle établi entre le visage et l’identité : la photo d’identité représente l’individu et dit que c’est bien lui. Les empreintes digitales ne font que confirmer l’identité. Elles ne sont pas des plus visibles et l’ADN encore moins.
Cependant, L’identité est multiple, ceux qui ont beaucoup bougé, voyagé volontairement et involontairement l’ont vécu dans leur corps. Le visage de Samuel Rachdi a été mutilé, attaqué au couteau. Dans les attaques d’agression, on attaque le plus souvent le visage : on décapite, on projette de l’acide, on défigure, y compris la représentation du visage dans certaines statues. Cette violence on la retrouve dans notre vocable sous des expressions diverses et variées comme celles-ci : « casser la figure, démolir le portrait, faire tomber les têtes, sa tête ne me revient pas, il a une sale tête, c’est une tête brulée, je ne veux plus le voir, je ne supporte pas de voir son nez au milieu du visage … Nul doute que les déformations des visages en peinture ne soient le reflet de l’agressivité.
La représentation de Dieu si fréquente dans nos églises n’est pas possible dans une mosquée. Dieu pour les chrétiens s’est fait homme et il est représentable et exposé sous toutes les formes d’expressions des émotions et situations humaines possibles : vivant, mort, glorieux, dans le partage du pain, dans la prédication… Et de la tête aux pieds. Il est représenté, sur la croix pour son dernier souffle ! Francis Bacon juste après la guerre en 1945 peint un tableau qui fait scandale, celui dont j’ai parlé.
L’expérience de la rencontre avec autrui pour le philosophe Emmanuel Levinas prend la forme du visage. Le visage ne doit pas être compris au sens propre (couleur des yeux, forme du nez, etc.). Il excède toute description possible. Le visage est décrit par Levinas comme misérable, sa vulnérabilité et son dénuement sans paroles explicites, supplient le sujet. Cette supplication exige une réponse et suscite le soutien et l’aide. Il appelle aussi, paradoxalement, un acte de violence.
Il faudrait parler en particulier de la question du regard.
Pour Marcel Duchamp, « l’œuvre d’art a deux pôles, il y a le pôle de celui qui fait l’œuvre, et le pôle de celui qui la regarde ; Je donne à celui qui la regarde autant d’importance qu’à celui qui la fait. » 12
On a le droit de ne pas être d’accord !
Il y a des différences entre faire et regarder, voir et regarder et être regardé comme un sujet ou comme un objet.
C’est le regard qui me regarde, c’est l’œil intérieur, ce n’est pas l’œil en tant qu’organe.
« C’est par le regard que j’entre dans la lumière, et c’est du regard que j’en reçois l’effet. D’où il ressort que le regard est l’instrument par où la lumière s’incarne, et par où — si vous me permettez de me servir d’un mot comme je le fais souvent en le décomposant — je suis photo-graphié. » J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Le séminaire Livre XI, p. 98
J Lacan, (avant lui Wallon) a développé la situation de l’enfant se découvrant dans l’image du miroir, prend conscience de son unité corporelle, ce qui provoque sa jubilation. Dans le regard, le désir est mis en jeu. Celui qui trouve un tableau beau retrouve-t-il cette jouissance ? Nous pouvons nous arrêter devant un tableau, nous projeter ou nous détourner, laisser notre imaginaire s’emballer.
Les images envahissent notre société contemporaine tv, tablettes, ordinateurs, objets pratiques, ludiques occupent notre existence, peuvent tuer dans l’œuf notre imaginaire parce que l’image à un aspect envoûtant et nous entraine dans des comportements d’addiction. Annette Noel a présenté un travail sur ce problème avec le développement d’Internet et de l’IA.
Notre tendance est d’aller vers le moindre effort : le plus de plaisir au moindre coût ! On se prend en photo à tous les coins du paysage visité …Pour prouver quoi ? La photographie envahit notre monde, c’est pratique, immédiat et ça sert de preuve. La pulsion scopique a tout envahi et nous sommes regardés de partout.
Même le fœtus, soustrait au regard jusqu’à l’invention de l’écho graphie, est pris en photo, avant même de naitre dans un lieu sacré et intime.
Quel bonheur cette première image et quelle inquiétude aussi suscite- elle : curiosité indécente au nom de la prévention pour voir si le fœtus est en conformité avec ceux de son espèce, s’il est normalement constitué, s’il n’est pas trisomique, si c’est un garçon ou une fille…
On veut voir, savoir. Voir, ce n’est pas regarder, on peut voir sans regarder. Parmi les choses vues, innombrables, certaines se détachent, semblent remonter à la surface et sont conscientes, une pointe de l’iceberg surgit de l’océan du perceptif. Nul doute que les peintres ont un œil intérieur, un regard plus aiguisé que la plupart des humains parce qu’ils ont développé cette aptitude du « regarder ». D’autres peuvent développer l’aptitude à entendre : les musiciens, les psychanalystes...
Il arrive aussi que l’on ne puisse regarder, si cela touche à l’insupportable, le déni est un mécanisme de protection. Regarder la réalité n’est pas si facile.
Je n’ai pas les compétences d’un critique d’art et je ne voudrais pas appliquer la psychanalyse à l’œuvre d’art… il me semble pourtant que la peinture contemporaine s’avance vers une représentation sans embellissement de la réalité ni déni, en faisant apparaitre le plus petit détail et en le grossissant au besoin, ce qui tend à défigurer la forme quand elle est présente !
Le regard des peintres contemporains n’occulte pas le détail, ce petit détail qui pourrait dire la Vérité de la réalité.
Qu’est-ce que la réalité ? Pour Dali « on finira par s’apercevoir que la réalité est une illusion plus grande que le rêve »174 13
Les œuvres d’art, parce leur créateur est comme tout un chacun pris par le contexte culturel, peuvent nous mettre en alerte sur l’état d’une société, l’élan vers l’avenir ou le repli jusqu’à la possibilité de la disparition de notre espèce (c’est une idée qui circule) et sans aucun doute sur le monde interne du peintre, ses fantasmes, ses désirs et sa crainte de la mort.
Le désir est inconscient ; alors inutile de demander à un peintre ce qu’il a voulu signifier, (à l’exception de Dali mais c’est un cas !) il ne pourra pas vous répondre et je pense que s’il est en mesure de répondre, c’est qu’il a travaillé avec ce qui est conscient en lui, ce qu’il veut signifier.
La cause des femmes, leur aliénation à la forme normée des représentations contemporaines, Orlan les dénonce, moyennant quoi, elle va jusqu’à abimer son visage en se faisant poser des implants au-dessus des sourcils, destinés à rehausser les pommettes, dans un acte de chirurgie esthétique. Elle se filme entre les mains d’un chirurgien. Orlan, peintre et sculptrice, choisit la littéralité de la performance pour parler de la violence faite au corps, en particulier au corps des femmes. Elle remet en question les modèles de la beauté contemporaine et retourne son agressivité sur elle-même et en particulier sur son beau visage. Elle se sacrifie à la cause qu’elle défend. Elle explique rationnellement sa démarche « chaque opération correspondait à une esthétique volontaire différente, avec l’idée qu’il y a autant de pression sur le corps des œuvres d’art qu’il y en a sur le corps tout court. L’art doit bousculer nos a priori, bouleverser nos pensées, il est hors norme, il est hors la loi. »
Orlan est né en 1947, son nom de naissance est Mireille, Suzanne, Francette Porte. En 1964, elle produit sa première œuvre photographique : « Orlan accouche d’elle m’aime » qui marque le lancement de sa carrière !
Une conclusion :
Dali a rencontré Freud une fois vers 1937, accompagné par Stéphane Zweig et ce qu’il dit mérite une minute d’attention ; je cite : J’ai beaucoup imaginé Freud avant de le rencontrer je pense qu’il aurait été le seul homme à pouvoir dialoguer d’égal à égal avec ma paranoïa, il admirait beaucoup ma peinture j’aurais voulu l’éblouir lorsque je le rencontrai à Londres ( …) je fis beaucoup d’efforts pour lui apparaître tel que je croyais qu’il me voyait comme un dandy de classe universelle mais j’échouais. Il m’écouta avec beaucoup d’attention et s’exclama : quel fanatique ! quel parfait type espagnol ! 14
Freud écrivit le lendemain à Stephan Zweig : il faut réellement que je vous remercie du mot d’introduction qui m’a amené les visiteurs d’hier car jusqu’alors semble-t-il j’étais tenté de tenir les surréalistes qui apparemment m’ont choisi comme Saint patron pour de fous intégraux (disons à 95 pour cent comme pour l’alcool). Le jeune Espagnol avec ses candides yeux de fanatique et son indéniable maîtrise technique m’a incité à reconsidérer mon opinion.
Il serait en effet très intéressant d’étudier analytiquement la genèse d’un tableau de ce genre. Du point de vue critique on pourrait cependant toujours dire que la notion d’art se refuse à toute extension lorsque le rapport quantitatif entre le matériel inconscient et l’élaboration très consciente ne se maintient pas dans les limites déterminées. Il s’agit là en tout cas de sérieux problèmes psychologiques.
La remarque de Freud concernant Dali est intéressante à plus d’un titre car elle recommande de ne pas franchir certaines limites sans quoi, estime Freud, on peut avoir de sérieux problèmes psychologiques. Par ailleurs, il ouvre sur une autre question, celle de l’empreinte culturelle de notre présentation, notre style, nos valeurs.
Nul doute que la culture influence aussi nos créations et nos théories : « Quel fanatique ! quel parfait type espagnol ! » Ceci laisse penser que Freud situe son visiteur par rapport à sa culture, son histoire, ses valeurs, ses croyances, (il le traite de fanatique) son style et que ceci n’est pas sans compter dans sa personnalité et probablement dans ses créations picturales.
Je n’ai pas développé cette influence de la culture dans la peinture ; elle est certaine car on ne peint pas à la Renaissance comme on peint aujourd’hui… Et ceci n’est qu’un exemple !
Dali se défend et dit qu’il regrette que sa méthode paranoïa critique n’ait pu ouvrir à Freud des horizons nouveaux.
Jacques Lacan a fréquenté Dali, Picasso…et la peinture l’a inspiré dans son enseignement. Pour lui, c’est l’œuvre qui regarde l’artiste et non l’inverse. Ainsi va le mystère de l’art ! C’est une signature de notre présence au monde, illisible !
Au terme de cette présentation, Je suis amenée à conclure que ce qui m’était demandé, à savoir : dire le pourquoi du comment des déformations des visages dans la peinture contemporaine… Et bien, je ne peux pas dire que c’est à cause de ceci ou cela, sauf que cela m’a fait prendre le risque de vous parler…
L’œuvre qui me regarde m’a fait parler !
Le seul avantage qu’un psychanalyste ait le droit de prendre de sa position, lui fût- elle donc reconnue comme telle, c’est de se rappeler avec Freud qu’en sa matière, l’artiste toujours le précède et qu’il n’a donc pas à faire le psychologue là où l’artiste lui fraie la voie."
Ces mots de Jacques Lacan sont le point de départ de l'exposition qui se tient actuellement au Centre Pompidou-Metz.
Et qui redonne à l'art ce qui est peut-être sa place véritable. Objet de savoir, fragments d'analyse possible, relation au monde et à soi-même…
Notes
Élevé dans une Irlande rurale dont il aura tôt fait de rejeter le poids des conventions, Francis Bacon trouve dans le Londres puis le Paris des années 1920 les sources d’une inspiration plus conforme à sa démesure. Ses premières œuvres, animées d’une violence aussi vitale que destructrice, dérangent tellement qu’on essaie de les passer sous silence. L’intransigeance de sa vision ainsi que sa virtuosité picturale l’imposent sur la scène artistique d’après-guerre pourtant dominée par l’art abstrait. Consacré comme un des artistes les plus originaux du XXe siècle, Francis Bacon deviendra également une légende vivante des milieux de débauche : son goût revendiqué pour les beuveries, le jeu et les orgies a repoussé chaque fois un peu plus loin les limites de la création chez cet artiste exigeant dont l’œuvre, devenue exemplaire de notre modernité, exprime avec une fureur inégalée les soubresauts d’une humanité convulsive. Pour la première fois, une biographie exhaustive nous livre les grandes clés d’explication de son œuvre et fait apparaître les multiples facettes de cet artiste provocateur et secr
Grandes biographies Paru le 23/04/2004, Histoire de l'art
1 Hannah Arendt, condition de l’homme moderne, poche, Ed 2022, p287
2 Hannah Arendt, condition de l’homme moderne, poche, Ed 2022, p296
3 Catherine Millet, l’art contemporain en France, Champs arts, Flammarion, 2015
4 Catherine Millet, art contemporain en France, champs arts, 2015
5 Dominique Lestel, présente Konrad Lorentz, l’agression une histoire naturelle du mal, Champs sciences, Ed Flammarion,2018 p 322
6 Dominique Lestel, présente Konrad Lorentz, l’agression une histoire naturelle du mal, Champs sciences, Ed Flammarion,2018
7 Marc Thiberge, Psychanalyse et Pratiques sociales : inventer ! éd. Champ social, 2005
8 Citation Wikipédia
9 Michael PEPPIAT cf. note
10 Lucian Freud, Che Vuoi ? n 29 ? l’Harmattan
12 Ingénieur du temps perdu. Entretiens avec Marcel Duchamp, éd. Pierre Belfond : Paris 1967
13 Comment on devient Dali, les aveux inoubliables de Salvador Dali par André Parinaud éd. Rober Laffont
14 Salvador Dali, la vie secrète de Salvador Dali, l’imaginaire éd. Gallimard,2023
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Livre publié en novembre 2020
Dessins de Ksenia Milicevic sur la résilience
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