1917 - 2017, un siècle d'iconoclasme

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 1917, un objet manufacturé intègre une exposition d’art. Un canular, qui bien plus tard sera décrété être le point de départ d’une nouvelle approche de la création artistique. De texte en texte, d’exposé en exposé, l’objet manufacturé Fontaine de Marcel Duchamp sera érigé en symbole du rejet de l’art qui reposait sur une série de règles, de valeurs, de savoir faire classiques et s’engage dans une expression subversive, provocante, aléatoire. Cet objet (un urinoir) servira de garant à toute une série de propositions d’expressions artistiques qui ont pour but de mettre en doute une société qui n’a pas été capable d’éviter deux guerres meurtrières, mais aussi en réponse à un monde désenchanté, laissé en abandon après le retrait du divin. Un

monde où, dans les termes d’Heidegger : « l’homme est jeté-là, condamné à une vie inauthentique ».

 

   S’ajoute à ceci l’échec des idéologies qui se proposaient de surmonter ce monde sans espoir en aspirant à un monde meilleur et où l’art avait un rôle à jouer, mais qui finit par se scléroser sous la propagande.

De refus en refus, l’art moderne se dissout dans l’art contemporain avec sa déliquescence esthétique. L’art en échouant à être dans toutes les formes de la vie se replie sur la personnalité de l’artiste qui, face à l’impossibilité du jugement de la valeur artistique d’une œuvre, fait reposer celle-ci sur sa propre affirmation. Cette prééminence de l’artiste est le résultat aussi de longs débats sur le fondement de l’art – la raison ou le sensible. On va reprocher à la raison d’être trop totalisante (Académie) et au sensible de se diriger vers n’importe quoi. Aucune proposition d’un équilibre entre les deux n’est formulée et la forte politisation de l’époque va faire pencher la balance vers la domination du sentiment avec l’idée de la liberté de l’artiste et l’autonomie de l’art. Dans ce retrait progressif qu’autorise l’acceptation de l’objet totalement

extérieur à l’œuvre d’art se profile une nouvelle forme d’iconoclasme. Un iconoclasme ou

l’image est toujours présente mais vide, sans aucune portée.

  L’image par sa puissance à décrire le monde, évoquer le sacré, dire la réalité, rechercher la vérité, a subi de tout temps des agressions. Celles-ci se manifestaient sous deux formes, l’interdiction des images et leur destruction. L’iconoclasme suivait les moments de changement dans le rapport au monde et dans la pensée ainsi que des affrontements liés aux croyances ou aux changements du pouvoir.

 

   Les premières interdictions d’images proviennent du rapport au sacré, notamment dans le judaïsme : « Tu ne te feras point d’image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre ». Dans la religion musulmane seuls sont tolérés les motifs végétaux et géométriques. Le christianisme connut une période iconoclaste pendant l’Empire byzantin, dite querelle des images, entre 726 et 843 lorsque l’impératrice Théodora décida de rétablir le culte des images. Les plus virulents parmi les iconoclastes étaient les Pauliciens, religion d’origine chrétienne orientale, qui rejetaient l’ensemble du monde matériel comme corrompu.

 

Les mouvements iconoclastes reprendront au XVIe siècle, avec la Réforme. Au Mans les groupes iconoclastes vident la cathédrale et les églises de leurs images et ornements, à Angoulême les fidèles traînent dans les rues les statues et les peintures qu’ils fouettent, pendent ou brûlent. Mais on ne condamne pas la sculpture, la peinture ou tout autre art figuratif en bloc, seulement des images attachées au culte. Le Protestantisme, notamment le Calvinisme fait de l’invisibilité de Dieu le moment central. À la différence des premiers iconoclasmes qui condamnaient toutes les images, l’iconoclasme protestant va participer à la distinction des images qui ne supportent d’autres jugements que ceux qui se réfèrent au plaisir ou à l’émotion ressentie devant une œuvre élaborée et originale. Mais parallèlement cette image se trouvera dépourvue du sacré et de la vie.

 

   L’image se sécularise et l’art tend vers son autonomie. Une autonomie de courte durée car là où le sacré l’a laissée, le politique l’a reprise. Et le regard du politique n’est pas plus tendre envers le monde que le regard du religieux. Le XXe siècle reposant sur des réflexions des penseurs comme Heidegger, Lukacs, Benjamin, Marcuse, qui malgré leurs différences, abordent la question du déclin, crise, décadence. L’art moderne alerté sur le déclin de la société se replie sur le sentiment subjectif. Progressivement l’intérêt se déplace de l’objet au sujet. Ainsi le savoir faire qui reposait sur un long apprentissage du métier, sur une connaissance approfondie du sujet inscrit dans l’objet, que ce soit un sujet spirituel, la représentation mimétique de la nature ou une récréation de la réalité, a été remplacé par un simulacre de processus intellectuel qui progressivement s’est mu en dérision.

   À la place de la production d’œuvres créatives, achevées, inscrites dans le temps, ces nouvelles manifestations artistiques proposent des objets détournés, bâclés, éphémères. Le regard vide du spectateur, car aucun rappel au monde et au vivant ne l’interpelle, glisse sur un objet vide. Nous sommes face à une forme d’iconoclasme où de l’œuvre ne reste que la carcasse. L’iconoclasme contemporain est d’ordre laïque et se manifeste de l’intérieur même de l’œuvre d’art. Il est la négation de l’œuvre dans l’œuvre. Lorsque l’iconoclasme lié au sacré arrivait de l’extérieur à l’œuvre d’art, l’iconoclasme actuel surgit de l’intérieur. Là où l’image et le sens étaient liés entre eux, l’œuvre d’art était anéantie, dans l’art contemporain l’iconoclasme s’exerce au cœur de l’image. L’image existe mais une image qui se veut langage en refusant la représentation de la réalité. Ce n’est pas un hasard que ce soit deux russes qui produisent les premières images vides du monde, Malevitch et Kandinsky. Ils s’inscrivent dans la tradition des icônes et de leurs condamnations à travers une recherche nostalgique et mystique de la présence invisible.

   Ainsi, Mondrian qui influença fortement le mouvement de l’abstraction géométrique est issu du calvinisme. S’ensuit l’art conceptuel, réclamant sa parenté avec les ready-made, Dada, Fluxus, installations et

dernièrement bio-art.

 

   Si deux formes différentes d’iconoclasme peuvent se manifester, la question se pose : qui a-t-il de commun entre elles ? Ne reposent-elles pas sur le même fondement ? En réponse on peut envisager le rapport au monde, car dans les deux cas il s’agit d’éloigner le regard du regardeur vers un ailleurs. De l’abstraire au monde qui dans les deux cas a une connotation négative. Dans l’iconoclasme lié aux croyances il s’agit de détourner le regard du croyant du monde et le diriger vers un au-delà, ne pas distraire son attention de ce qui est considéré comme essentiel – le sacré et lui promettre un bonheur impossible sur la terre.

   Mais pourquoi se détourner du monde dans l’iconoclasme laïque ? La réponse, il faut la chercher dans les débuts de l’humanisme et dans ce qui s’ensuit. Dans l’âge classique de la raison triomphante et de la raison éclairée des Lumières, l’époque où sous l’influence de Descartes dominent des conceptions rationalistes dans les domaines des sciences, de la philosophie, de l’art et de la morale. Le but est de parvenir par l’élaboration de notions claires et distinctes à la vérité de toutes choses. Une vérité à la clarté mathématique.

   D’où l’influence forte sur les Arts dans l’exigence de clarté, de stabilité et d’ordre. Cette position de la raison dominante va soulever rapidement des revendications concernant la place à accorder aux sentiments dans la capacité à saisir la vérité. La place à accorder au goût et au génie. Dans l’écart de Descartes à Kant c’est le beau qui sera mis en doute et finalement relégué au goût. On mettra en doute la raison comme seule source de connaissance et on revendiquera pour le sentiment la même capacité. Parallèlement avec la subjectivisation grandissante, la figure de l’artiste et sa sensibilité l’emporteront sur toute approche rationnelle.

 

   Mais l’artiste s’exprime malgré tout à partir d’une vision du monde dominante, et la vision du monde de l’artiste contemporain est aussi négative que celle des religions monothéistes, où le monde est perçu comme souffrance et malheur. Après le retrait du divin la pensée occidentale est restée incapable de situer l’homme dans le monde, dans la nature, d’envisager le monde dans ce qu’il est, ni bon ni mauvais, de donner un sens à la vie, de proposer une manière équilibrée et harmonieuse de vivre avec soi et les autres.

La pensée occidentale pleure encore dans cette vallée des larmes, sur cet homme jeté là, abandonné dans le néant, après l’abandon de Dieu. Quel meilleur terreau pour l’iconoclasme ! Mais le monde est plein de mondes dans une exubérance du vivant. Il est saisissable par l’homme à travers la raison et le sentiment. C’est dans cette intersection que se situe l’art, mais « Les hommes, la plupart, sont étrangement faits ; dans la juste nature on ne les voit jamais... »

Ksenia Milicevic